La nature des hommes

dimanche 9 août 2009

Les couilles de la terre...

- Un dessert ?
- Apportez-moi la carte.

Ce midi, à la terrasse de mes bords de mer, j’ai mangé une Banane de Martinique.
Depuis que les docteurs coupent à tour de bras les couilles à mon grand-père, à mon tonton et à mon frère, je ne mange que de la Banane de Martinique, car rien ne peut l’abattre. Et surtout pas le chlordécone, cette merde de pesticide qui la fait pousser en ne laissant aucune trace dans sa chair jaune. Qu’il grève, qu’il cyclone ou qu’il chlordécone, ma banane se porte bien. Mais pas mes ignames, ni mes patates douces, ni mes autres légumes enterrés... Pas mes poissons, ni mes kribiches, ni même mon eau de source... la faute à ce même chlordéconne !

Mes hommes eux ont mangé-pays sans se douter que, depuis 30 ans, l’espèce humaine martiniquaise était sciemment mise en danger : depuis les pieds des bananiers, le Chlore Malin cheminait par les terres et les eaux pour aller s’infiltrer jusque dans leurs petites affaires poilues. Eh bein bon ! S’ils avaient su, ils auraient fait un régime de bananes. Ti-nain-lan-mori le matin, plantain sauce chien à midi, figmi au dessert, frécinette au goûter, makandja gratinée au dîner, banane Baker autour des hanches à minuit, la vie est belle, banane sur les lèvres et graines saines.

De toutes façons, ca fait longtemps que les graines de mes hommes sont coupées. Surtout celles de mes hommes politiques. Alors qu’on leur en coupe une de plus ou de moins… Ils peuvent continuer à avaler des couleuvres d'eau douce : sous le soleil, les colères fondent si vite et les enjeux sont si personnels…

Homicide volontaire de la terre martiniquaise. Où est le coupable ? Dans ma coupelle, ma banane s’étale, le sourcil-circonflexe avec l’arrogance de ceux qui ne voient même pas de qui on parle. "C'est pas moi ! Le chloredécone, c’était un médicament pour moi !" Syndrome du conducteur qui roule au rhum, provoque un accident et n’a aucune séquelle. Tant pis pour les 4 occupants de la voiture d’en face, morts. Circulez, y'a rien à voir dans mon assiette. Ne touchez pas à ma banane, ni au planteur. Il fallait bien qu'il écoule son stock. Tant pis pour les victimes : après tout, ce ne sont que des hommes, ce n'est qu'une terre... On peut bien lui pourrir les couilles à ma terre, quand il n'y en aura plus, pas même pour terrer les morts, les planteurs s'en iront coloniser d'autres Indes et planteront sur les friches d'ici, un peu plus de supermarchés. Quand il ne restera plus que les ignames de Bruxelles, l’eau de Lourdes, toutes les choses des ailleurs importées, nous, nous en irons jouer les figurants au théâtre des Ombres, .
En attendant l’éclatement des 200 000 prostates restantes, j'ai hèlé le jeune serveur aux graines encore hautes.

- Garçon ! Une banane flambée. Et un verre d'eau s'il vous plaît.
- Ce sera tout ?
- Sans chloredécone, l'eau.
- Sans chlordécone, c'est 2 euros de plus.

Tous les jours, à la terrasse de mes bords de mer, je goûte les fruits au goût amer de ma terre dérespectée.

mercredi 3 juin 2009

Peut-on poursuivre un public pour non-assistance à contrebasse en danger ?

Clarke était du signe de la foudre. Grand, rauque, musclé. Le genre de mec qui plait aux minettes. Ce qui les fascinait chez ce négro au sourire canaille, c’était ses mains, des paluches larges qui promettaient le ciel à bout d’index. Et c’est vrai que le ciel s’ouvrait dès que les doigts de Clarke commençaient à s’agiter.

Ce mardi soir, il avait tombé une grosse. Un modèle de contrebasse qui balançait son large cul sur la pointe d’un talon aiguille. Il lui parlait tout bas, au début. Milano (c’était un des petits noms qu’il lui donnait), t’étais avec qui hier soir ? La contrebasse souriait, répondait à côté. Milano, mi amore, t’étais où hier soir ? Elle continuait à raconter ce qu’il pensait être des salades. Penché sur elle, la tête enfouie dans la nuque de bois, Clarke se montra de plus en plus pressant. La contrebasse ne sentit pas monter l'orage. Elle souriait à gorge déployée, fredonnait des tralalas sous les doigts de l'homme qui écartait ses lignes en répétant inlassablement : Milano, dis-moi Milano... Milano, avoue... Un jeu érotique, pensait-elle. Même si ça faisait de plus en plus aïe-aïe-aïe aux entournures.

N’importe qui sous la torture avouerait n’importe quoi. La contrebasse, comme n’importe lequel d’entre nous. Clarke la tenait par le collet. A plusieurs reprises, elle manqua s’étrangler, cracha ses tripes, vomit son soul. Coups de cravache, gifles, slap sur la coucoune, sur la tête… tous les coups étaient permis. Clarke était possédé. Tu mens, Milano, tu mens ! Sous les coups répétés du musicien, la grosse a avoué. Tout. Ce qu’elle était comme ce qu’elle n’était pas. Ce qu’elle avait peut-être fait, ce qu’elle n’avait pour sûr jamais fait avec des types dont elle n’avait jamais vu les mains. Oui, j’étais avec Doudou N’Diaye Rose ! Et elle se mit à hurler comme si elle était un djembé. Elle avoua être une rock star et wouawouatta comme si Hendrix la chevauchait. Elle avoua même un fricotage avec Miles Davis la nuit dernière, mais elle ignorait, la pauvre, qu’il était mort bien avant la nuit dernière. Elle avoua tout, tout. Qu’elle était une salope d'origine andalouse, une bénie de Dieu, une fucking funky, une pote aux jambes courtes avec qui on prend l'ultime décollé, une jazzeuse des bas-fonds, une menace to society.

Que celui qui, en quête de vérité, n'a jamais su retenir ses chevaux de colère, jette la première pierre à Stanley Clarke ! Ils se sont tous levés et lui ont balancé des salves d’applaudissements. A Foyal, dans la salle de l‘Atrium, la foule était foudroyée.
Peut-on poursuivre un public pour non-assistance à contrebasse en danger ? La beauté peut-elle être révélée by any means necessary ?
Les basses de Marcus Miller et de Victor Wooten firent, d’urgence, conciliabule pour débattre de ces questions et, éventuellement, prendre des mesures siplinaires à l‘encontre de Clarke. Mais la fusion dégénéra vite en guérilla de la corde. Chaque basse avait sa théorique sur la question. C’était à celle qui aurait le dernier mot. Tac au tac, manche contre manche, l’une avait à peine finit sa phrase que l’autre embrayait. A la fin, ce n’était plus des phrases qui jouaient les coudes à coude, mais des mots. Free to free, Et slap que j’t’enlève le mot de la bouche. Après avoir épuisé le dico, les deux basses se slapèrent des syllabes en pleine gueule. Lopsy ! Ly !! Silly ! Putty !! What did he say ? Dans le fond, elles étaient d’accord. L’une disant d’une voix aigue ce que l’autre venait d’avancer d’une voix mâle.
Rendue muette, posée dans un coin dans sa douleur oubliée, Milano regardait l’orgueil dresser une basse contre une autre. Si cette contrebasse pouvait parler… elle sangloterait à coup sûr.

Au bout d'une minute et 49 secondes d’éternité, la basse de Marcus décida d’arrêter avec ça. Elle avait la gorge sèche et s’en serait bien jetée une douce dans le gosier. OK man ! conclut la basse victorieuse, je connais une coulisse où on peut s’rincer à l’oeil. La marcussienne répondit : Let’s go, lil’ Victa !
Entre-deux, ayant échappé à un procès qui aurait entaché sa réputation, Clarke s'était rapproché dare-dare d'une ex - I wanna play for you… - et la nénette alembic plate comme une excuse aux 4 cordes faciles était retombée dans ses bras. On est du même bord les gars ! Clarke en menait large. Miller et Wooten sourirent en bons lascars qu’ils étaient et qui auraient fait de même s’ils avaient su tomber une grosse. Et : one… two, one two… to the bass ! La foudre éclata. Sous une pluie d’argent, les 3 frères -maîtres des basses fréquences- se mirent à swinguer en se racontant des bêtises de bassistes.

lundi 1 juin 2009

Le bon, la brute, le truand et la queue de cochon

J’entre dans la salle d’attente du Docteur Wènéné, rue Victor Hugo à Fort-de-France. Il est 14h30. J’ai rendez-vous à 15h. J’aime quand le temps mange dans ma main, comme ça. Je peux en faire ce que je veux. Dans les lieux d’attente, dans ces lieux où le temps regarde les màs passer, où les mouvements sont suspendus, j’espionne les gens, je devine leur vie… Chacune de ces parenthèses impose son nan-nan et oriente mon imaginaire. Si j’avais été dans un hall d’aéroport, d’un tranchant de regard, j’aurais fouillé les bagages pour deviner les ailleurs des gens ; dans la salle des pas perdus d’un tribunal, j’aurais imaginé les pourquoi de leurs actes non-manqués. Aujourd’hui, dans la salle d’attente du docteur Wènéné, je fantasme leurs maux.

Un Bon, une Brute et un Truand.
Voici 3 hommes au festin de mon vice. Ils sont assis en face de moi sans soupçonner qu’avant la visite officielle, ils passeront par le scalpel de mon œil.

Commençons par le premier.
Examen clinique :
Epaules dégoulinées, ventre mou, yeux baissés, corps en forme de clé de 8 au lendemain d'un pété péléen, la vieillardise faiblissant dans un jean bon marché moulant le vide.
Diagnostic :
Polyarthrite cadio-émotive de type 4.
Lui, c’est le Bon. Il a dû mal vivre le fait d’avoir été utilisé abusivement comme un outil pour des besoins extérieurs à son cœur. A tel point que son corps a fondu, a foutu le camps.
Son ventre est mou : trop de coups reçus de la tête de sa femme, laquelle ne lui a dit «Je t’aime» que le jour où il a lui a payé un 4x4. Le flottement de tissu au niveau de l’entre-jambe trahit un bout de fer également fondu. Pour analyser ce patient, il faut ausculter sa femme. Bien apprêtée, riant aussi fort qu’elle est grosse, elle a un défrisage ourlé sur la tête. Elle aime montrer combien elle a réussi avec sa belle maison sur le morne (construite par son Bon), ses 3 fils de 43, 44 et 45 ans, faits coup sur coup. Bein oui, il fallait vite se débarrasser de la queue du Bon. Une queue qu’elle a coupée en 2 avant de la plonger dans une histoire de salaison pour la faire cuire avec des ti-nains. Ce jour-là, elle avait décidé que «Man bon épi sa. J’ai assez donné! (En lui servant une dernière part de ti-nain-queue de cochon :) Savoure-le bien, parce qu'il n'y en aura pas d'autre. » Les 3 fils sont tous ingénieurs. Le dernier vit toujours chez sa manman, comme on dit. Chez sa manman… comme si le lakay n’appartenait pas aux hommes, encore moins aux pères. Makoumè, le vieux dernier ? Certainement. Mais on n’en parle pas : il est ingénieur !
C’est elle, la cause de ce mal au cœur qui a gangréné son sexe.
Rimèd razié :
Pas la peine de divorcer. La castratrice va faire des histoires. Sé kouri-chapé ki ni ! Sans demander son reste. De toutes façons, ce gars-là a déjà disparu de l’horizon familial et personne ne s’apercevra qu’il manque un homme aux repas dominicaux.

A qui le tour ? A celui-là.
Examen clinique :
Pantalon en lin blanc, dissimulant sa quarante-cinquaine à coup de Bigen, une chemise manches longues auréolée de sueur, un sourire faussement fragile, regard anbafey pour voir le type de femelle qu'il a en face de lui et chaussures pointues cirées dont le bout est écaillé.
Diagnostic :
Schizophrénie aliénante à tumeur maligne.
Avec les femmes, c’est là que la maladie devient délirante. Dans son lin blanc mensonger, ce Truand va vous dire qu’il voit le soleil dans vos yeux et vous appellera Mon-aimée pour faire genre d’une part, et de l’autre pour ne pas vous donner du Brigitte quand vous c’est Sandra. Il a besoin de rester jeune. Et donc virile. Et donc coqueur. Et donc il mate anbafey tout ce qui porte en son creux l’origine du monde. Donc, il me zieute par en-dessous.
Il confond être évolué et être assimilé. D’où ces manches longues alors que l’on sait tous pertinemment qu’en mai, hormis dans les bureaux, il fait 31° à Fort-de-France. D’où ces chaussures écaillées car inadaptées aux trottoirs troués de son Gros-Morne. Lui, c’est «Paris !», qu’il voit, même si, pour rien au monde, il ne quitterait l’île, trop content de s’arrêter tous les midis chez sa manman pour manger son ti-nain accompagné de 17 queues de cochon.
Rimèd razié :
Mettre son coq dans un plastique noir et le lâcher sur la Rocade à 16h30, boire des décoctions de feuilles pendant 7 ans les soirs de pleine lune et sacrifier sa mère pour faire sortir l’imposteur de son corps.

Vous pouvez vous rhabiller.
Au suivant ! Prenez place, tirez la langue et faites Aaaaaaaa…. Le monsieur tire la langue.
Examen clinique :
L’homme sort un AAH guttural, rauque, brutal avant de refermer sec sa gueule sur le bâtonnet. Sa langue est épaisse. Il lui manque les dents du fond et 1 canine devant. Son palais est carré. Il a toujours ses amygdales.
C’est la Brute.
Diagnostic :
Rustrithe avancée en plaques soubarouïsantes.
Sa parole, comme son AAH est blip, directe. Pas de double femme dans son placard, il a déjà sa cocotte dans son lit et dans sa cuisine. Tant que son ventre comme son sexe sont toujours bien bandés, pas besoin de se compliquer la vie. Ce n’est pas un chien méchant, il ne mord pas comme l’atteste la perte de ses molaires et de sa canine.
Son palais carré est fonctionnel. II n’en sort que très peu de mots. Sa langue épaisse sert de tapis à des bondamanman de la pire espèce. Dans cette antre buccale, Missié La Brute fait entrer du rhum par fûts entiers, des plâtrées de ti-nains à la queue de cochon entière et très peu d’humeurs féminines. Une bouche, c’est fait pour manger mais pas nempotki ba’ay ki ka fè miaou. Le soleil, il ne le voit pas dans les yeux d’une madigwane. Il le voit uniquement dans le ciel ou, à la rigueur, dans l’eau.
La présence de ses amygdales atteste d’une grande douceur, mais celles-ci sont enfouies, cachées loin au fond de sa gorge, au fin fond de son enfance.
Rimèd-razié :
Une tenaille pour faire sortir de force les amygdales et les placer près de son cœur. Un stage de 7 mois chez « Lesbian Inc. » ne serait pas superflu pour le détourner des chemins blogodo et mettre un titak de fantaisie sur le bout de sa langue.

Il est 15h10. La secrétaire du Docteur Wènéné me fait signe d’approcher. C'est à moi. Je me lève, sans précipitation : quand je serai étalée sur la table d'auscultation, à mon tour nue et piteuse, je perdrai ma hauteur. En tirant la langue, sûr que je pousserai un aaaaaah si ridicule que je prierai seulement pour que l’homme en blouse blanche ne voie que mes maux extérieurs.

lundi 11 mai 2009

Objets perdus.

J’écris une lettre. Je l’écris ouverte. Elle est personnelle mais je l’ouvre à tous. J’ai perdu quelque chose quelque part. Je ne sais pas où. J’ouvre ma lettre au cas où. Si quelqu’un, quelque part, trouve mes affaires là où elles m’ont perdue, il saura à qui les rapporter. Je vais essayer d’être précise dans ma description. Mais ce n’est pas évident d’être précis avec ses souvenirs.

C’est un sachet noir, type sac poubelle avec deux lanières oranges que l’on resserre.
Dedans : les bras de ma mère, mon regard étonné face à l’objectif, le creux du cou de ma mère. Elle me porte et ne semble pas peiner. Je dois être légère à son bras. Sur le photomaton, elle a un sourire lointain. Dans le sac, ma main qui caresse son cou.
Dedans : une papatte taille 1 mois. Je l’appelle papatte mais je crois que le nom exact c’est grenouillère. Blanche délavée, tellement usée d’avoir été tellement frottée pour effacer les traces de vomi. Dans le sac, il y a mon fils endormi dans sa papatte avec ses cheveux tout lisses, sa bouche mauve, sa peau brune comme un Indien d’Inde. Si vous trouvez le sachet, surtout refermez le vite. Refermez-le bien. Les odeurs pourraient s’envoler et l’air du dehors engouffré, abîmer mes affaires.

Dedans : mes attentes sereines ; mon temps à croire que le temps n’a pas de bout.
Dedans : mon arrogance, mes pilules du lendemain, le premier plus beau jour de ma vie et les pourquoi qui m’ont jetée là.
Dedans : Un certificat de décès ; « Attention ! Je compte jusqu’à 3 ! » ; un torchon sous lequel reposent tous mes matins à lever.
Dedans : mon passeport pour Miklon ; un nombre plus grand que 5 et qui dépasse 6 ; nègre, le mot enfilé sur une popotte blanche dont les cheveux poussent quand on tire dessus.
Dedans : ma Martinique rêvée, du nacre murmurant l'océan ; une promesse haïtienne et mes devoirs de maths faits en pleine nuit, pendant la pause, par mon père et ses collègues trieurs de courrier.
Dedans : Pikrone ! Cakrone !
Dedans : un boubou, mes pages blanches, une contre-plongée sur la face cachée de mon cœur ; quelques solutions à mes problèmes de surface ; Mike Brant ; «1… 2… je vais me fâcher !».
Dedans : le plan de ma maison en Dominique, ou en Ethiopie. Ou dans les bois. Je ne sais plus.

Dedans : «2 et demi…»

Quoi d’autre ? Quand on perd son sac, ce n’est jamais très grave à la seconde même l’on s’en rend compte. Les minutes passent et… Et merde ! Comme une onde de choc, revient en pleine tête, l’une après l’autre, chaque chose, très importante, perdue avec le sac.
Les yeux fouillant le sol, je fais le trajet à l’envers, je croise les doigts, je hante la rue des Morillons, je souhaite très fort que quelqu’un… Je refais le trajet à l’endroit. Je m’étais arrêtée où ?

Et merde ! Dans le sac : cette lettre. Cette lettre ouverte avec, au dos, le numéro du gars aux yeux savane que j’ai rencontré jeudi sur la plage de l’Anse Noire… Et merde ! Merde ! Merde !

mardi 5 mai 2009

L'inattendu.

Depuis quelques jours, avec sa gueule nuageuse, le ciel bouffait la tête des antennes, des pitons et des arbres les plus hauts perchés. Tout ce qui était grand en moi s’était dissous dans une humeur basse. Même l’horizon avait fui à Miklon et, avec lui, mes utopies. «Le temps va revenir à la normale à la fin du week-end». Chose dite, chose due. Hier, l’horizon était revenu à la maison. Un soleil gluant déposait sur les fronts et les bras une moiteur de carême tandis que la vie répétait ses embouteillages, ses bonnes résolutions et son agitation des lundis ordinaires.
Et puis soudain : ce matin.
Ce matin, un bruit d’eau qui coule.
Ce matin, une odeur de terre qui coule.
Ce matin, le sentiment que mardi va échapper à toute raison.
J’écoute mon cœur. Tout va bien. Mes boues intimes ont séché. Ce n’est donc pas moi ! C’est ailleurs qui coule ! C’est dehors qui se disloque !
Sur le morne, il n'en peut plus de pleuvoir. Manman Dlo a sorti son fouet aux lanières d’eau cinglantes et vlaap ! vlaap ! vlaap ! Elle s’acharne sur la peau de la terre, avec une telle brutalité que des lambeaux de peau écorchée se détachent et dégoulinent ensanglantés dans les dalo et sur la route. Coûte que coûte, la terre s’accroche à son morne, mais coup après coup, la pluie lui fait lâcher prise.

Je regarde le matin avancer, la pluie s’essouffler.

La vie prend davantage son temps quand elle retire son tablier besogneux et laisse entrer par la fenêtre l’inattendu : hier, un homme au regard caraïbe, le mois dernier, une grève générale, l’autre jour, un avion en retard. Aujourd’hui, beaucoup-beaucoup de pluie. L’inattendu est un temps idéal pour lever son regard et oublier demain. Je prends mon appareil photo. Je descends le morne vers le bourg, avec l’eau à mes pieds.

Les sangles célestes ont fessé pierres, ponts, toits, tout ce que l’homme a bâti, branches, roches, tout ce que Son image a donné. L’eau hurlante des mornes a atterri ici, à Rivière Salée, en chose sale, en boue par paquets de 10.
Où sont passés les écoliers en uniforme ? Les dames à talons ? Où est le gardien de la chapelle qui s''apprête à remonter vers le morne à cette heure où les autres le désertent ? Où sont les bruits qui me lient aux habitudes ?

La ville Rivière Salée étale ses mouillures urbaines. L'inattendu a une tête de chien mouillé, de carrefours inondés, de villa non pas les-pieds, mais le-torse-dans-l’eau. Allongé sur une planche de surf, un homme glisse lentement, avec grâce. Quand il pose le pied à terre, il n’y a que le haut de son corps qui dépasse. Il va vers un portail, le pousse et entre dans sa maison engloutie. Mon cœur prend l’eau. L’homme, lui, sourit. L’imagination fait davantage souffrir que la réalité.


On me dit : C’est le Bon Dieu qui fait ses affaires. Rentre vite chez toi. Il n’a pas fini.
On me dit : C’est pas la pluie qui a inondé, c’est la mer en remontant par la terre.
On me dit : Y’a plus de saison, c’est plus comme avant.
On me dit : La grève nous a couillonnés. Et maintenant, la pluie !
On me dit : Tu fais des photos pour qui ?
On me dit : Mais ils avaient pas prévu ce déluge à la météo !
On me dit : C’est faible, ça, c’est que de l’eau.
On me dit : Quand la déveine est derrière toi, ce qui doit t’arriver t’arrive.
On me dit : Tiens, prends la raclette et passe-la dans cette pièce.
C'est ce qu'on me dit.

Rivière Salée est une femme pudique. Elle ne montre pas ses affaires comme ça. Elle est parfois comparaison, du genre à ne pas aimer celui qui est un peu Sainte-Lucien. C’est une femme méfiante. Elle n’ouvre pas sa porte au n’importe qui qu’elle n’a jamais vu nulle part. Mais l’inattendu amène les hommes là où ils ne sont pas, à faire ce qu’ils ne font jamais : ce matin, moment de déluge, à sortir par la fenêtre pour demander secours au Sainte-Lucien dont la maison est sur 2 étages ; ce midi, moment de boue, à laisser leur porte ouverte.
Et moi je viens de chez moi, de nulle part. Tel un silence que nul ne songe à interrompre, je passe les portes ouvertes, traverse des salons et des chambres à coucher vidés. Leurs occupants pensent qu’il n’y a rien à voir. S’imaginent-ils que la boue recouvre les secrets qui auréolent leurs choses? La déveine met les gens en commun. Dans la boue, il n’y a plus ni chauffeurs, ni fonctionnaires, ni Sainte-Luciens, ni grosse chabine, ni elle-se-prend-pour-qui-celle-là, ni rastas, ni adventistes, ni possédants mais des dépossédés. Ne dépassent que des bras, des bras-à-pelle, des à bras-le-corps, des bras-en-sueur, des bras-à-raclette, des bras-à-bras et bra pou nou alé ! Je traverse les vies vidées des Boueux. Leur intime est toujours là, recroquevillé dans un fragment d’objet, sur une photo restée accrochée, sur la trace d’un lit contre un mur, dans une chaussure sans paire, un jouet abandonné, un frigo ouvert, entre les pages sèches d’un livre épargné.

Coup après coup, flaap après flaap, balais et raclettes chassent et chassent les bouts de vie noyés. S’ils ont résisté au fouet de Manman Dlo, maintenant, face à la raclette, les vies de boue ne sont plus que chiffons mous qui s’en vont au dehors côtoyer l’informe. Sur la Place aux Mouches, les murs ne prennent aucune lamentation, l’intime est sans vertu, les cancans sans objets et les quant-à-soi inutilisables. L'inattendu des astres a chassé tout sentiment encombrant.

lundi 20 avril 2009

Dans le coin de la boite.

C’est la nuit. Contre la lumière allumée, les insectes viennent s’écraser. Des hannetons volent comme ils peuvent, là où ils peuvent. Ils sont aveugles. Ils n’ont pas d’antennes. Un instant dans l’air, dés projetés par la main de l'inconnu à la barque, ils tournoient aléatoires avant de retomber sur le carreau. Peut-être un six. Peut-être un deux. Peut-être sur le dos, peut-être sur le mur. Ils ne voient pas où ils vont, mais ils y vont. Si le destin ne les renverse pas, ils se retrouveront coinçés dans un coin pointu formé par l'angle du plafond et de deux murs. Alors, il ne restera d’eux que le vrombissement de leurs ailes et, en tendant bien l’oreille, le pok de leur carapace contre la surface, le bruit de leur dérisoire croyance qu’aller au-delà est possible. Il fait nuit sur ma terrasse. La lumière de l’ampoule est si vive qu’elle écrase tous les détails, tous les entours et brouille tous les chemins. Aveuglante obscurité.

Je plisse les yeux pour percer le tout-tout-noir, distinguer chaque détail, chaque entour, chaque chemin. Pour mieux connaître la nature du coin contre lequel je suis coincée. Moi, hanneton arrangé, je peux plus ou plus longtemps que le hanneton de campagne. Je peux distinguer les parois ; je pourrai ne plus vouloir leur donner mon dos.

Alors, je suspendrai mon vol inutile. Je me laisserai tomber dans les airs vertigineux pour quitter ce coin qui contient tous mes possibles sur une toute petite étagère. Je me laisserai aller à l’espace infini.
Il sera midi tout le temps.
Il sera midi à chaque instant.
Il sera midi. Un midi sans ombre, sans montre, debout. Un midi roforofo.
Un midi en mitan, sans chapeau, un midi au loin, un midi partout.
Un midi de négresse de la pure espèce.
Il sera un midi sans poutchi ni pourquoi.

Le tout-tout noir devient plus clair. Une paroi... deux parois... un plafond... Je suis dans ce là, dans une boite elle-même coincée dans une martinique aux coins infinis, boite à serpents. Maintenant, je m’en éloigne pour déployer encore une fois mes ailes. Mon ciel ouvert. Je sais qu’un autre coin dans une autre boite happera mon mouvement bientôt ou tard. Ma carapace endurcie ne percevra ni la douceur ni le brutal de la paroi contre laquelle je me heurterai avec l’illusion d’être toujours en train de voler.

Pok !

Un hanneton touche le coin. Vrooum. Pok ! Un deuxième hanneton vient se cogner au premier. Vrooum vrooum. Carapace contre carapace, l’espace ceint devient le nouveau monde des possibles alignés en boites de conserves. Sur le sol, qui 6 qui 2 qui double 4, les dés renversés ont perdu leurs illusions.

mardi 31 mars 2009

Et maintenant je suis ici.

Et maintenant je suis ici, où tout le monde est. Les Chinois parlent chinois. Les Algériens parlent en arabe. Les Africains parlent fort. Les mendiants parlent rom. Les portugais parlent portugais. Les gens parlent aux terrasses des cafés. Je regarde parler les gens. Les Parisiens ont des voix aériennes, posées sur un souffle. Ils portent des tennis de couleur, leur sac ou leur bébé en bandoulière. Je ne me souvenais pas que les garçons nouaient leurs cheveux longs en chignon, que les filles laissaient leur frange troubler leur regard, que tous traversaient les rues comme des figures de mode avec un air de Bardot au bord des lèvres : "Et mes fesses ? Tu les aimes ?". J’entends parler les gens. Je ne suis plus chez moi, ici.

A Stalingrad, ligne 2, les souvenirs d’un qui m’a chagrinée ne me font plus trembler. L’espace éloigné a resserré les pores et dissous les absents. Je ne suis plus chez moi, ici. Sur la place des Abbesses, les lumières ont changé. Les immeubles, autrefois dans l’ombre, s’affichent à la grande nuit. De nouvelles enseignes remplacent mes adresses habituelles. Où est passée la fontaine ? Et le libraire en chaise roulante ? Je raconte l’avant. Ceux d’aujourd’hui écoutent d’une tendresse polie.
Les inconnus se croisent sans se dire bonjour. J’ai laissé mon esprit marcher dans les rues connues. Je n’y ai rencontré que des inconnus et une silhouette vaguement sue. Ses contours se sont dessinés à mesure de ses mots. Je l’ai reconnue. Puis je l’ai revue quelques années en arrière accompagnée d’un homme aux cheveux roux. Le matin, elle promenait son chien et son homme aux cheveux roux. Toujours le même parcours, main dans la main, main sur la laisse. "Et ton amoureux aux cheveux si roux ?" Son regard fugue. Elle se baisse, elle prend son chien dans ses bras. "Il nous a quittés. Tu sais, il était malade…" Je ne savais pas. Je ne savais plus. Je ne suis plus chez moi, ici.
Les bords du Canal sont maintenant champêtres. Pétanque, bateaux arrimés, baisers sur un banc, saucisson en rondelles, terrasses improvisées au bord de l'eau sale mais qui brille. "Diiiing ! Diiiing ! ‘tention, ‘zêtes sur la piste cyclab’ !" Je sursaute, je me retourne, je recule. Je ne suis plus chez moi, ici. Je regarde chaque nom de rue. Je détaille chaque arbre, chaque statue, tous les visages. Les façades du XIXème élèvent haut leurs pierres et leurs lucarnes. Derrière les portes, je devine l’odeur cirée des escaliers en bois. Les rues se tordent, s’ingénuent à me perdre. De larges avenues les rattrapent. Je ne sais plus si c’est à gauche, si c’est à droite. Je demande ma route. Je ne suis plus chez moi, ici.

Midi sonne à l’église Saint-Vincent. Ailleurs, mon soleil se lève, couvre l’océan d’une humeur argentée. Mes mornes s’étirent dans un infini de verts. Les bruits créoles de ma nuit lointaine s’estompent ; il est 6h à ma montre intérieure et mon corps se réveille pour la seconde fois. Je compte le temps qu’il me reste. Encore une semaine. Ici est devenu éphémère, périssable. J’en prendrai quelques bouts pour rapporter à la maison. Des photos, des nouvelles de certains, un ticket de vélib entre les pages d’un roman, quatre chiffres d’un digicode vitement écrits sur mon chéquier. Avec la certitude étonnée que chez moi n’est plus ici, je retournerai là-bas, les valises lourdes, le cœur léger.

dimanche 15 mars 2009

Les bruits de la victoire... (dernier jour de grève générale)

J’ai le sommeil léger. Un rêve m’a réveillée en posant des reflets argentés sur mon corps. Muscles endoloris, cheville gauche sensible. Les traces d’hier sont perceptibles, prolongent ce qui fut. Yeux ouverts dans le silence de mon morne, j’écoute revenir à moi le dernier jour du monde.

Depuis le matin, chevauchant Fodfwans, nous chantons. Nou ka maché anlè santiman nou ! A la préfecture, signant le papier, nous chantons. Sé pou la viktwa nou ka alé ! Dans les bars, nous chantons. Matinik lévé ! Heure après heure, nous chantons. Quand le soleil décline, les premières étoiles nous trouvent là à chanter. Nous chantons une victoire qui n'est qu'une idée : les 38 jours de congés maladie générale ne sont pas suffisants. Demain, le pays toussera encore, ravalera ses crachats et ira donner son argent et sa force aux Yo. Les voix sont éraillées, nous chantons. Par terre : des cartons improvisés toiles, à-plat de sentiments mis en couleurs, des gouaches, des enfants à genoux, des hommes debout, armés de bombes de peinture. Les maux sont de l'art brut. Sur un carton, un homme trace des traits en noir. Son corps fait écran, barre le carton, rompt les verticales que sa main a levées. Il regarde ailleurs et son regard me fascine. Où est-il l’artiste quand il est en train de créer ?

J’ai envie d’aller chercher le peintre là où il s'est chapé. Fessée à terre, au milieu des autres, parmi les toiles-cartons, je bascule en arrière. Je descends dans la caverne, là où l’en-dehors change de forme et disparaît. Place à l’invisible. Mais ce soir, je descends et dedans moi, l’en-dehors occupe toute la place. J’entends une fanfare aussi clairement que si j’étais fanfare. La joie se fracasse sur les tambours à grands coups de baguettes. Dans leur incessant va-et-vient, les baguettes plongent dans le ventre tambourin, récupèrent de la lumière, remontent en un éclair et projettent le trésor volé dans les airs. Dans chacun des éclats, je suis, nous sommes. Dans un éclair, à mon tour, je surgis de moi-même. Je marche à la baguette, bras levés. Je marche, je cours, je m’envole. A travers Foyal, voici que je, voici que nous. Nous, assis sur un tapis, fumant le narguilé, préparant du thé au basilic dans une théière marocaine. Nous, debout sur un podium slamant nos trippes, rimant nos esprits. Nous, battant tambour, appelant les répondè. Nous, sinobol, pistache, bière lorraine, bokit et frites. Nous, traînant la rue, souriant aux uns, tchekant les autres. Nous, au flambeau. Nous, si haut ! Nous, projetés par des trompettes haïtiennes. Nous, sans rôle à jouer ; plantés dans chaque je, nous. Et nous marchons, nous courrons, nous nous envolons, possédés par une certaine idée de la Victoire.

J’ai mal aux pieds, ma cheville pleurniche. Mon coeur rigole. La fanfare me ramène place des peintres. J’ôte mes souliers et reprends un sizé entre les cartons. Le peintre a abandonné son tableau aux regards. Les traits noirs sont les dents d’un caddie. Un caddie. Deux caddies. Trois caddies. Nouvelles bêtes noires d’un monde voulu.

J'ai trop souri, ce samedi 14 mars, pour pouvoir oublier hier et pleurer demain qui vient. J'ai trop chanté pour pouvoir me rendormir. J'étire mes jambes. Hummmm. Délicieuse douleur qui fait revenir nos hiers. Je me lève et je dans e avec qui veut. Le noir répond présent, cavalier pour mon âme.

mardi 10 mars 2009

Une lune qui bat... (34ème jour de grève générale)

La peau de la lune est tendue. La lune est marquée, frappée par l’écho des coups sur les peaux-plastique des tambours de la rue. La peau de mon cœur est tendue. Ca bat fort à l’intérieur. C’est la vie pleine qui bat là. C’est la vie ronde qui se manifeste à grand coups portés. La fanfare marche vite. Je peine à la suivre. Mes jambes ne me portent pas. C’est mon cœur qui avance. C’est la lune qui me tient par une ficelle fragile. Elle me tient, la lune. Les tambours me tiennent. Mon cœur me tient dans un couloir étroit où je n’ai d’autre choix que de me cogner à ses parois.

Le long de la Savane, les lumières des lampadaires projettent mon ombre, immense sur la chaussée. A mesure que j’avance, mon ombre rétrécit. Voilà que je fais corps avec elle. Voilà qu’elle tente de s’échapper. Mais retenue à mes pieds, mon ombre grandit derrière moi, se multiplie avant de faiblir. Un autre lampadaire révèle une nouvelle ombre. Elle suit le même tempo que la précédente. Me précède, se fond, me suit, se multiplie. Me précède, se fond, me suit, se multiplie. Et mon cœur pulse. Et sur les tambours, les baguettes s’alternent. Et mon cœur se tend. Et mon corps se détend. Et mon cœur se tend. La lune est témoin. Hier, j’avais froid, cramponnée à un bout d’espoir. Aujourd’hui, mes mains sont vides et je souris à la lune pleine.

La fin de la grève est dans le ventre de cette lune pleine. Une intensité légère l’auréole. Non plus de hargne, ni de colère. Non plus de tristesse, ni de désarroi. Mais une impatience de vie. Mais un désir d’explosion. Le terme approche après 34 jours de gestation. Relâchement des muscles. J’écoute la fanfare, le meeting et les bruits de mon cœur étouffer les râles de mes convictions. Maintenant que les illusions sont tombées, maintenant que les masques se replacent, qu’y a t-il à espérer, qu’y a t-il à craindre ? Qu’y a t-il à demander ? J’ai au cœur, la joie d’être là, parmi tous, pour vivre dans un dernier petit-ensemble la folie créatrice d’une société plus profonde. Ma caméra se balade en un seul plan serré et saccadé, kimafoutidisa ! Ma caméra est folle et s’en va sans but entre les tambours, entre les corps, de la lune à mes yeux. De mes yeux à la lune. Trainées de lumières, formes illisibles. C’est la vie sans hier et sans demain qui bat là.

La fanfare marche vite. Je dois courir un peu pour rester dans son ventre. Je n’ai pas envie de naître à demain. Paix-là les pipiris ! Je veux sentir encore le fil de la lune. Encore être malaxée par le son des tambours. Encore sourire à tous ces rouges lumineux, courageux. Si beaux, tendus dans cet éphémère douboute.

lundi 9 mars 2009

Un bakoua qui s'envole... (33ème jour de grève générale)

Aujourd’hui, j’ai vu en ville une vie qui ressemblait à celle d’un jeudi matin ordinaire 11h.
(A cette heure de la journée, un peu en amont de la chaleur méridienne, les vieilles, les dames à talons, ceux qui ont tout leur ti-temps s’arrêtent à chaque étal, hésitent devant un tricot bon marché, entrent dans une boutique, en ressortent avec un sachet -ou deux ou pas- à la main. Sur le marché central, les marchandes voient des doudous partout. Gué-gué ! Coup de klaxon. Pousse-toi madame ! Mais la madame n’entend pas. Alors une injure fuse, une injonction à aller kokémanmanw. Des zailleurs, adossés à un mur rient kra-kra-kra. Une choupette en jupette à volants passe. Ils lui envoient des mots doux et jettent des yeux crus sur tous les autres culs jupés qui passent.)

Aujourd’hui, en ville, la vie était dans l’ordre de ces choses. Si ce n’était le gros serpent rouge qui ondulait depuis la Maison des Syndicats, je n’aurais pas vu que c’était jour de grève. De grève générale.

Le serpent remonte la Levée, contourne le Parc Floral, redescend sur le bodlanmè, longe la Savane et échoue devant la Préfecture. Ka maché anlè santiman-nou. Depuis 33 jours, il creuse la route, un peu plus maigre de jour en jour.
Les héleuses de doudou, sur le marché central, ne tournent plus la tête pour regarder passer les masses, comme aux premiers jours. Les zailleurs zaillent, les consommateurs consomment, les manifestants manifestent. Dans le paysage foyalais, ils sont devenus habitude.

Coup de vent. Un bakoua s’envole.

L’ici-dans s’enfuit une fois de plus. Cet ici-dissident qui serait un retour à l'autrement, à notrement, s’envole. Je le regarde rouler sur le bitume, traverser un caniveau. Une poubelle bloque sa course. Demain, la voirie s’occupera de son cas. Demain, la révolution tapie derrière les revendications ne sera plus qu’un tee-shirt rouge délavé, un sticker écorné au pare-brise d’une auto, une aigreur à la pointe de certains cœurs. Et, dans un an, la grande grève générale fera l’objet d’une rétrospective sur RFO.

J’arrache les voiles blanches qui poussent mes pensées au pire, et je respire. Je respire à grandes goulées pour m’imbiber tant que je peux du rouge, des chants, des discours militants qui font du pays-Martinique un rivage possible. Je ne vois plus la fumée grasse des poulets grillés. Je ne vois plus les marchandes, les cadavres de coco au pied des camions, les étals achalandés, je ne vois plus cette ville embouteillée comme un jeudi matin 11h. Je ne vois plus rien sinon moi-même, marchant à travers mon désir d'ici.
Devant la Télé Otonom Mawon, les caméras s’agitent. Il faut couvrir l’événement. Quels sujets ? Quel angle ? Quels invités ? Dans mon bas intérieur, je me demande : quel événement si le rouge n'est qu'un mirage ? Quel événement : les cuisses de poulet, le cul des filles en jupe, l'oeil des coqs sur le cul des filles en jupe ? Le corps du serpent qui rétrécit comme une jupe de fille ?

Ma caméra pend au bout de mon bras comme un sachet de courses vide.
Le chapeau de paille envolé danse au bord de mes yeux.
Et si je le filmais à l’envers du temps, pour lui éviter la benne, pour le voir quitter l’encoche de la poubelle, le voir s’extraire du caniveau avant de rouler au vent et s'envoler loin-ici, pollen de paille ensemenceur ? Allez, allons ! Peut-être qu’avec un peu de chance, je pourrais remonter le temps, retrouver le cortège à sa source… Vite ! Ce serait bête de rater l’image du siècle, la dernière : celle où le bakoua se posera sur une, puis deux, puis trois, puis plein de têtes… le moment où le bakoua recommencera à faire Histoire.

vendredi 6 mars 2009

Un pneu qui brûle... (30ème jour de grève générale)

Dans l'endidan de Fodfwans, l’après-midi s’égrenait en heures tièdes et dangereuses ce vendredi 6 mars. Les camions déboulaient par paquets, s'arrêtaient et déversaient leur cargaison de manblos carapacés de boucliers. Quelques minutes plus tard, les hommes en bleu remontaient dans leur camion et s'en allaient fissa vers un autre coin de rue. Au-dessus de Trenelle, les fumées noires des lacrymos stagnaient, chiens dociles de la répression qui venait d’exploser.

Il est maintenant 21h30 sur la route de Sent-Térèz. Nuit noire. Roches au sol. Barrages faits de fatras de tôle, de véhicules renversés, de pneus et de poubelles toujours en feu sur la chaussée. Aux angles morts, la garde mobile veille. Des jeunes à moto balarichènent. Sur les feux routiers éteints, seuls les petits bonshommes verts clignotent avant de devenir rouges. Puis verts. Des badauds attendent, immobiles. Quoi ? La nuit est déjà tombée, la ville semble déjà sous contrôle. Ils sont là, ils attendent. A la sortie de la ville, un magasin se met à flamber.

(J'enjamberai tout ça, le coeur fatigué, les yeux lourds.)

Une tension de fin d’espoir épaissit l'air. La lutte des impuissants a des élans dérisoires. J'imagine les profiteurs, les Yo, derrière leur baie vitrée. Ils attendent, eux aussi. Ils attendent certainement et tranquillement que le peuple exsangue arrête son cirque. Ce n'est qu'une question de jours. Bientôt la Martinique leur reviendra, comme elle leur a toujours été acquise. Et chaque goutte de sueur dépensée ici-dans retournera dans la Poche à Yo. Comme d'habitude.

(J'enjamberai tout ça, le coeur fatigué, les yeux lourds.)

La route de Sent-Térèz brille de feux affolés. Hypnotisée par les flammes bruyantes d’un pneu, je m’accroupis. Ma caméra regarde avec moi, mémorise pour moi ce jaune vif comme une colère immaîtrisée. Lentement, le rouge braise prend le dessus sur l'or-flamme. La chose va s’éteindre. Les bouches se refermeront et rentreront dans l’ombre les frustrations séculaires. Une flamme se redresse dans un dernier sursaut, hurle en jaune dans le noir son désir de ne pas mollir. Mais autour, les autres bouches se sont résignées et bientôt, le gris cendre éteint toute lumière, tout espoir. C'est peut-être ce que les badauds regardent : se consumer à petit feu la promesse d’une société autre.

J’ai enjambé tout ça, le cœur fatigué, les yeux lourds.